ÉDLJC décrypte l'actualité - "Le trompe-l'œil de 1520 à nos jours"

Retour sur l’exposition “Le trompe-l'œil de 1520 à nos jours” au musée Marmottan-Monet, 17 octobre 2024 - 2 mars 2025

« La vie a besoin d'illusions, c'est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités », écrit Friedrich Nietzsche au tournant des années 1870 dans Le Livre du philosophe. C’est précisément cette confusion entre fiction et réalité qui semble être à l’origine du motif du trompe-l’œil : en attirant le spectateur par sa ressemblance avec la réalité, cette forme d’art joue avec lui en le séduisant pour mieux le tromper. 

L’exposition du musée Marmottan-Monet « Le trompe-l’œil de 1520 à nos jours », qui bénéficie de nombreux prêts provenant des quatre coins du monde, se construit d’abord autour de la collection d'œuvres illusionnistes de Jules et Paul Marmottan. Cette mise en valeur des fonds propres du musée s’inscrit dans le cadre de la célébration du 90e anniversaire de l’ouverture du musée le 21 juin 1934. Ainsi, au cours de cette belle exposition, le spectateur est invité à suivre un parcours chronologique où le genre du trompe-l'œil apparaît décliné en fonction des médiums imités (objets, architecture, gravures…). Il s’agit de montrer les singularités et ruptures de ce genre pour en souligner toute la beauté et le mystère.

Le trompe-l’œil, un art de plaire 

Genre mineur par rapport aux tableaux historiques ou aux portraits, le trompe-l’œil se démarque avant tout par son réalisme poussé à l’extrême : il s’agit pour les artistes de montrer leur perfection académique et technique par une reproduction si fidèle du réel que le  spectateur finit par confondre l'œuvre artificielle et la réalité naturelle. C’est précisément ce que rappelle le tableau Deux grappes de raisin peint par Nicolas de Largillière en 1677 : cette peinture fait directement écho au mythe de Zeuxis tel qu’il est relaté dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien : le héros éponyme peignait si habilement les raisins que des oiseaux auraient tenté de picorer la toile. Le trompe-l’œil, par sa représentation virtuose du réel, a vocation à tromper la nature elle-même.

 Nicolas de Largillière, Deux grappes de raisin, 1677, Huile sur panneau, prêt de la fondation Custodia (collection Frits Lugt), © Victoire GHELEYNS

Dans de telles œuvres, l'artiste cherche donc à souligner sa prouesse technique en trompant le spectateur sur la véritable nature de l'objet de l'œuvre, lui faisant croire de façon fictive à une présence réelle de cet objet. Cet engouement des artistes illusionnistes pour le seul objectif de l'expression de leur virtuosité est bien illustré par le motif récurrent du porte-lettres : le Trompe-l’œil peint par Cornelius Norbertus Gijsbrechts en 1665 met ainsi en scène une multitude de lettres froissées, croquis, gravures cornées maintenues par des rubans rouges clouées à un panneau de bois. Les jeux d’ombres portées et projetées, le travail de la lumière, et la minutie des détails entretiennent et garantissent l’erreur du spectateur quant à la véritable nature de l'œuvre. 

Cornelius Norbertus Gijsbrechts, Trompe-l’œil, 1665, Huile sur toile, musée Marmottan Monet, legs Paul Marmottan  © Victoire GHELEYNS

Plus que dans tout autre genre, le spectateur est donc le véritable pivot autour duquel se construit et s’organise l'œuvre : il apparaît comme le centre de gravité du trompe-l'œil, car c’est lui qui lui confère toute son efficacité. Ainsi, si l’artiste doit se tenir au plus près du réel pour induire en erreur le spectateur, il doit également le laisser trouver la clé de l’œuvre trompeuse afin qu’un lien de complicité se tisse avec le spectateur : c’est justement de la découverte de la supercherie que jaillit tout le plaisir de la reconnaissance de la virtuosité de l’artiste. La distance a garanti l’illusion, l’approche du tableau révélera le stratagème. 

Toutefois, au-delà de ce simple lien de connivence, ces trompe-l’œil ont également une signification qui leur est propre : s’ils trompent le spectateur, c’est afin de mieux le dérouter, le détourner de la matérialité de la réalité, et le déplacer dans sa propre représentation du monde. 

Le trompe-l’œil, un détour par l’artifice pour mieux comprendre la réalité 

Appartenant au genre de l’illusion, le trompe-l’œil questionne notre vision du réel et invite le spectateur à plonger et se perdre dans un entre-deux, à mi-chemin entre le vrai et le fictif, l’imaginaire et le réel. Par ce savant équilibre, l'œuvre sort de son cadre pour envahir la réalité : elle n’est plus confinée dans le périmètre du tableau mais contamine notre propre monde pour établir un jeu avec le hors-champ et le spectateur. 

Cette mise en scène intérieure et extérieure à l'œuvre est visible dans le Trompe-l’œil aux instruments du peintre et aux gravures de Cristoforo Munari (avant 1715), car ce trompe-l’œil de chevalet présente un format découpé dit chantourné. Ainsi, les gravures dans la partie supérieure, mais aussi le bâton du peintre et la palette dans la partie inférieure dépassent du rectangle initial du châssis. 

Cristoforo Munari, Trompe-l’œil aux instruments du peintre et aux gravures, avant 1715, Huile sur toile, prêt de la collection, Farida et Henri Seydoux © Victoire GHELEYNS

Ce dialogue de l'œuvre avec ce qui l’entoure se retrouve également dans le Trompe-l'œil de Jean-François de la Motte (2e moitié du XVIIe siècle), qui présente une virtuose mise en abîme par la mise en scène d’un tableau représentant une marine dans la partie supérieure du tableau, d’une gravure, mais aussi d’un buste sculpté dans le coin inférieur gauche. Cette juxtaposition de différents médiums artistiques montre non seulement la virtuosité technique de l’artiste mais invite aussi le spectateur à interroger son propre rapport à la réalité : si même au sein du trompe-l’œil, tout n’est que simulacre de la réalité, doit-on conclure que le monde qui nous entoure n’est également qu’illusion ? 

Jean-François de la Motte, Trompe-l'œil, 2e moitié du XVIIe siècle, Huile sur toile, prêt du musée des Beaux-arts de Dijon © Victoire GHELEYNS

C’est ce que semble affirmer quelques décennies plus tard Pistoletto dans sa série des Tableaux-miroirs : dans Sacrée conversation (1962-1974), l’artiste invite le spectateur à converser avec les personnages représentés sur le miroir en lui renvoyant sa propre image au centre du groupe. Le monde réel semble ainsi happé dans cette œuvre illusoire, et frappé d’irréalité.  

Michelangelo Pistoletto, Sacrée conversation, Anselmo, Zorio, Penone, 1962-1974, Sérigraphie sur acier inoxydable, miroir poli, prêt de la Fondation Pistoletto  © Victoire GHELEYNS

Le trompe-l’œil, porteur d’un message savamment caché 

Si ces œuvres enseignent que la réalité peut les tromper et être élusive, c’est afin de détourner leurs spectateurs du monde matériel et de ses richesses précaires dans un memento mori renouvelé. Il s’agit alors de montrer la vanité de la vie et sa fragilité, puisque le réel peut à tout moment se révéler n’être qu’une brève illusion, un mirage passager. 

 

Ainsi, Franciscus Gijsbrechts dans sa Vanité (2e moitié du XVIIe siècle) présente au spectateur un quodlibet* particulier puisque chaque objet représenté est revêtu d’une connotation moralisatrice : si le crâne et la paille soulignent la précarité de l’homme mortel, l’amas de bijoux, étoffes et objets précieux renvoient à la vanité des richesses terrestres, tandis que le cor et les livres soulignent paradoxalement la vanité des arts libéraux auxquels se consacrent les hommes. 

Franciscus Gijsbrechts, Vanité, 2e moitié du XVIIe siècle, Huile sur toile, musée des Beaux-Arts de Rennes © Victoire GHELEYNS

Une illusion savamment maintenue et renouvelée…. 

Les artistes rivalisent alors d’ingéniosité et d’originalité pour inventer de nouveaux supports, de nouvelles façons de tromper le spectateur par l’art. Ce renouvellement du genre du trompe-l’œil le rend donc encore plus difficile à percer à jour par la multiplicité des formes qu’il revêt : on peut notamment citer le Trompe-l’œil aux cartes et pièces de monnaies (1808-1815) de Louis Léopold Boilly qui déploie l’illusion picturale sur le support horizontal d’un plateau de meuble. Les jeux de lumière, la reproduction de morceaux de verre brisé ou de gouttes de colle tombées par inadvertance renforcent ainsi l’efficacité du piège tendu au spectateur.  

Louis Léopold Boilly, Trompe-l’œil aux cartes et pièces de monnaies, vers 1808-1815, Huile sur vélin marouflé et enchâssé sur le plateau d’un guéridon en acajou, prêt du Palais des Beaux-Arts de Lille  © Victoire GHELEYNS

La présence des arts décoratifs dans cette exposition consacrée au trompe-l’œil est particulièrement appréciable et témoigne de la multiplicité des médiums utilisés par les artistes : ce goût pour l’illusion se retrouve notamment dans les faïences entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, où apparaissent des terrines de forme animalière, des assiettes garnies de fruits ou des soupières en forme de choux. On peut noter la Terrine en forme de laitue (1750) issue de la manufacture Hannong à Strasbourg. 

Manufacture Hannong, Strasbourg, Terrine en forme de laitue, 1750, Faïence stannifère, décor à petit feu polychrome, prêt du musée de Cluny © Victoire GHELEYNS

… mais aussi détournée

Mêlant aux codes traditionnels de l’illusion sa dérision, les artistes ont tôt fait de transformer le spectateur de dupe passif en fin complice de leurs jeux esthétiques. 

Les artistes du groupe « Trompe-l’œil / Réalité » en France s’illustrent particulièrement dans la distorsion du genre du trompe-l’œil et en font un support de contestation face à l’art contemporain. C’est le cas du peintre Jacques Poirier dans Le Reliquaire (années 1980), où il subvertit les codes de la peinture religieuse : Picasso fait office de saint tandis que les mégots de cigarette ont remplacé les reliques traditionnelles. 

Jacques Poirier, Le Reliquaire, années 1980, Huile sur panneau, prêt de la galerie Saint-Hubert © Victoire GHELEYNS

À travers un changement de paradigme, le trompe-l’œil perd finalement son caractère esthétique au profit de sa seule utilité en tant qu’arme de guerre pour tromper l’ennemi. Le lien étroit de Paul Marmottan avec l’ancien Musée de l’Armée nourrit ainsi la réflexion sur un nouveau pan de l’art de l’illusion : celui de la dissimulation. Sont ainsi exposées une maquette de canon peinte par Eugène Corbin et une combinaison “Ghillie suit Chameleon”, utilisée essentiellement dans un contexte militaire pour se fondre dans l’environnement.

Ghillie suit Chameleon ® Woodland, 1998, Coton, polyester, plastique, métal, tissu velours, caoutchouc, prêt du musée de l’Armée de Paris © Victoire GHELEYNS

Ainsi, par ce tour d’horizon des différentes formes de trompe-l'œil à travers les âges et les médiums, cette exposition du musée Marmottan-Monet nous fait voyager dans le temps entre réalité et fiction. Elle nous fait prendre conscience que c’est de la confusion des sens et de l’esprit du spectateur que semble jaillir une plus grande vérité : c’est en défiant nos propres représentations du monde que ces œuvres en apparence trompeuses éclairent d’une lumière nouvelle le réel. Comme le rappelle Paul Claudel dans son Journal, « la fleur de l'illusion produit le fruit de la réalité ». 

* quodlibet : une composition artistique mêlant plusieurs éléments disparates.

Par Victoire GHELEYNS, chargée de développement commercial pour le mandat 2024-2025.