ÉDLJC décrypte l’actualité - D’Étretat à Lyon : Un bref voyage dans l’histoire du paysage

Retour sur l’exposition « Étretat par-delà des falaises. Courbet, Monet, Matisse » du 29 novembre 2025 au 1er mars 2026, au musée des Beaux-Arts de Lyon

Cette semaine, l'œil d'École du Louvre Junior Conseil se balade en région. Et quel voyage que celui qui, au départ du musée des Beaux-Arts de Lyon, nous emmène à Étretat, « par-delà les falaises » ! 

L’exposition

Répartie sur deux étages et une dizaine de salles, l’exposition se donne pour tâche d’« interroger notre regard sur le paysage et sur le processus de création d’un mythe », retraçant l’évolution de ce site fabuleux au fil du XIXe siècle, source d’inspiration pour nombre d’artistes. Elle retrace ainsi les évolutions de la perception du paysage et de sa figuration, des premières démarches publicitaires aux vues modernes d’Henri Matisse, en passant par les recherches réalistes et impressionnistes de Gustave Courbet et de Claude Monet.

Au début du XIXe siècle, le modeste village de pêcheur d’Étretat, difficile d’accès, est encore peu fréquenté. La mer suscite davantage la crainte que l’admiration, jusqu’à ce que les romantiques se mettent à admirer ce sentiment de crainte qu’elle nous fait éprouver : la fascination pour le sublime de la nature provoque alors un basculement. 

C’est avec Eugène Isabey et ses marines que, dans les années 1820, les premiers artistes s’installent dans ce havre sauvage et pittoresque. Classiques et romantiques travaillent côte à côte, inaugurant la transformation progressive d'Étretat en véritable atelier de peinture en plein air.

Eugène Isabey, La Porte d’Amont, 1851, crayon graphite, aquarelle et gouache sur papier, Paris, musée du Louvre, département des arts graphiques, Photo © Colline Greco

Treuils, caloges et toits de chaume imprègnent les toiles des artistes qui, pour certains, comme Eugène Le Poitevin, s’implantent durablement sur place. Les motifs des pêcheurs et lavandières locales s’accompagnent, à partir des années 1840, de scènes de villégiature. Les bains de mer font alors leur apparition, mais la petite station balnéaire d’Étretat conserve un caractère artistique et intellectuel qui la diffère des autres.

Giovanni Boldini, Retour des bâteaux de pêche, Etretat, 1879, Huile sur toile, Williamstown, Clark Art Institute, Photo © Colline Greco

Les falaises deviennent pour certains artistes de petites mines, sources d’inspiration et de revenus. C’est le cas de Gustave Courbet pour qui le succès croissant d’Étretat auprès du public assure de vendre facilement sa production à un moment de difficulté financière. La Vague ainsi que son pendant, La Falaise d’Étretat, après l’orage exposés au Salon de 1870, marquent l’un des plus grands succès de sa carrière.

Gustave Courbet, La Vague, 1869, huile sur toile, Lyon, Musée des Beaux Arts, Image © Lyon MBA - Alain Basset

Le sel de la mer imprime le papier photographique des amateurs, aristocrates ou bourgeois fortunés en villégiature. Alphonse Davanne s’impose dans le domaine grâce à sa virtuosité technique, puis c’est au tour d’une reproduction plus mécanique de faire voyager sous la forme de cartes postales les falaises d’Étretat.

Alphonse Davanne, N° 8 – Étretat, grosse falaise, vers 1862, 23 × 30,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie. Image © Bibliothèque nationale de France

Pour Claude Monet, familier de la côte normande pour avoir passé son enfance au Havre, ce motif marin et tellurique est un terrain de jeu et d’expérimentation. Ce travail de série sur le paysage, marqué par une sensibilité accrue aux variations atmosphériques comme en témoigne Guy de Maupassant, amorce les recherches qui aboutiront plus tard à la naissance de l'impressionnisme.

« J’ai souvent suivi Claude Monet à la poursuite d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. [...]  le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe. » Guy de Maupassant, « La Vie d’un paysagiste », Gil Blas, 28 septembre 1886
Claude Monet, Étretat, la Manneporte, 1883, huile sur toile, 65.4 × 81.3 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Image © The Metropolitan Museum of Art, Dist. GrandPalaisRmn / image of the MMA

Le succès rencontré par les tableaux de Claude Monet incite rapidement d’autres artistes à fréquenter Étretat à sa suite, de sorte que leur présence devient indissociable du village. Eugène Boudin et ses scènes de vie quotidienne, Jean François Auburtin et ses aquarelles et gouaches graphiques aux perspectives originales, Félix Vallotton et ses témoignages colorés et humoristiques des estivants et des baigneurs, ou encore Sophie Schaeppi et son pleinairisme fait de lignes et de hachures, témoignent de l’introduction en fin de siècle d’une grande variété de regards et d’approches plastiques.

Sophie Schaeppi, Étretat, l’Aiguille et la Porte d’Aval, 1899, plume et encre noire sur papier, carnet, 16 × 49,8 cm, Zurich, collection particulière. Image © Nicole Zachmann

Enfin, est mise en lumière l’importante création d’Henri Matisse sur ce motif, longtemps incomprise et encore aujourd’hui méconnue. L’artiste, qui y séjourne à deux reprises durant l’été 1920, se démarque d’abord par son approche distanciée du lieu. Le paysage est projeté sur la toile à travers les fenêtres de scènes intérieures. Ses représentations témoignent alors de son séjour à la station, dont la convalescence de sa fille Marguerite est la raison. Lorsqu’il y revient seul, il se confronte plus directement aux falaises, dans un dialogue conscient avec ses prédécesseurs, Gustave Courbet et Claude Monet.

Henri Matisse, Intérieur, Étretat, 1920, huile sur toile, 41 × 32,5 cm, Berlin, Staatliche Museum zu Berlin, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz. Image © BPK, Berlin, Dist. GrandPalaisRmn / Jens Ziehe

L’horizon du paysage d’Étretat ne s'arrête pas cependant à Matisse. L’exposition se clôt sur un épilogue littéraire et photographique, qui témoigne de l’intégration du site dans la culture populaire à la suite du roman à succès de Maurice Leblanc, L’Aiguille creuse et son héros, le gentleman-cambrioleur Arsène Lupin (1908). À la fin du XXe siècle, Balthasar Burkhard marche sur les pas de Gustave Courbet et Elger Esser interroge le mythe d’Étretat par une nouvelle forme de série : ses quinzes photographies tirées en sépia, comme tout droit sorties du passé, reprennent les différentes stations indiquées par Guy de Maupassant dans une lettre adressée en 1877 à Gustave Flaubert.  Ces deux derniers artistes parachèvent la présentation de ce site mythique, dont l’art aussi bien que la littérature se sont emparés.

Elger Esser, Galet, 2000, tirage chromogène sous diasec, édition 7/7 ; 110 × 153 cm, collection particulière. © ADAGP, Paris, 2025. Courtoisie image Galerie RX&SLAG, Paris - New-York
L’œil d’ÉDLJC

Le musée des Beaux-Arts de Lyon nous offre une exposition incroyablement riche qui, avec un seul sujet, nous permet de découvrir un large pan de l’évolution du traitement du paysage en art. 

Entre marines et scènes de genre, études au réalisme virtuose, étonnant de détails et recherche d’impressions lumineuses, nous y découvrons autant d’Étretat que de tableaux et, qui n’y est jamais allé semble en sortant du parcours y avoir voyagé cent fois. 

Le motif de ses falaises monumentales et de ses vagues fut pour bien des artistes un défi plastique relevé avec maîtrise et ingéniosité. Là, observer les reflets dorés d’une eau bouillonnante d’écume, c’est déjà respirer l’air marin. Cet air, l’exposition nous l’offre au moyen d’un parfum spécialement inspiré de l’une des toiles de Monet. Aussi, le voyage mobilise-t-il tous nos sens et toute notre imagination, alors que des citations littéraires qui courent le long des murs nous invitent à prolonger ces vues picturales par des visions mentales. 

Finalement, l’exposition nous permet comme promis de nous questionner sur le processus de création d’un mythe, celui d’Étretat. Alors que le site connaît déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle un tourisme florissant, ses représentations témoignent d’une vision qui cherche encore à préserver une certaine authenticité : celle d’une nature sauvage et de scènes populaires colorées d’un certain folklorisme. Images fantasmées et attrayantes, diffusées par les toiles, les tirages photographiques et les cartes postales, les vues d’Étretat, de ses falaises et « par-delà », nous rappellent que les mythes ne sont pas seulement portés par la voix, mais peuvent encore l’être par la main et l’oeil des artistes.

Johann Wilhelm Schirmer, Vagues avec bateaux dans le lointain sur la côte normande, 1836, Huile sur toile marouflée sur carton, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, Photo © Coline Greco

Par Coline Greco, chargée RSE pour le mandat 25-26